Ce dimanche-là, je m'étais retrouvé assez étonné et dépité. Comme tous les dimanches qui avaient précédé celui-ci, j'étais allé attendre Monique à la sortie de la messe de neuf heures ; d'habitude, elle courait à toutes jambes pour me rejoindre au plus vite, et nous allions faire un tour pendant une bonne heure sur le sentier qui, partant de derrière l'église, menait jusqu'à un petit bois de châtaigniers où nous nous engouffrions, elle et moi, pour y échanger de très tendres baisers.
Mais ce dimanche, Monique n'était pas venue dans ma direction. Sa sœur, Marie-Thérèse, l'attendait et l'avait fait monter dans sa 2 CV Citroën ; elle avait tout aussitôt démarré dans une direction opposée à celle où je m'étais placé, et je métais donc retrouvé tout seul, déçu, bien triste et surtout interrogatif.
Il faut que je vous dise que Monique n'avait que seize ans et que j'en avais vingt-et-un, « un vieux », pour elle, en quelque sorte !
Et pourtant, le dimanche d'avant, ma douce petite chérie m'avait laissé lui dénuder sa jeune et charmante poitrine, pour que j'y posasse sans vergogne mes lèvres avides ; elle avait d'ailleurs trouvé cela tout à fait délicieux et m'avait avoué qu'elle en avait rêvé quelquefois, la nuit, dans son lit, quand elle se sentait particulièrement excitée et coquine.
Que s'était-il donc passé pendant cette semaine pour que sa rigide et terrible soeur qui, elle, avait deux ans de plus que moi, vint la cueillir ainsi à mon nez et à ma barbe ?
J'avais évidemment voulu en avoir le coeur net et, dans les deux jours qui avaient suivi ce dimanche maléfique, j'avais enfin réussi à rencontrer cette peste de Marie-Thérèse que je n'avais jamais portée dans mon cœur. Elle m'avait sèchement rabroué, quand je lui avais posé la question de savoir pourquoi elle s'était permise de soustraire à ma vue et à ma tendresse sa soeur cadette Monique que j'aimais.
« Tu ne la reverras pas, tu peux me croire ; mes frères et moi, nous ne voulons plus qu'elle sorte avec toi, tu n'es pas sérieux et tu n'es pas de notre monde. »
Tiens ! Et de quel monde étais-je donc ? Elle m'avait alors expliqué que depuis des lustres, dans sa famille d'agriculteurs, les enfants de paysans n'épousaient que des paysans pour pouvoir par la suite se partager les terres, et que moi je n'étais qu'un bien minable ouvrier, sans foi ni loi, ne possédant aucun bien, et que par dessus le marché, j'étais un sale « rouge », un « coco », un « bolcho », un « anarchiste » ! Rien que ça !
Elle ne devait pas trop connaître les divergences existant entre les différentes tendances du mouvement révolutionnaire.
Elle avait cependant raison, remarquez bien : je n'étais pas un bon petit gars qui se soumettait aveuglément et peureusement à l'explotation capitaliste en fermant poliment sa gueule et en saluant bien bas le sacro-saint patronat de droit divin. J'étais un militant syndicaliste, délégué du personnel dans mon usine, un rebelle, un révolté, et, en mai 68, j'allais même me rapprocher des gauchistes les plus extrêmistes.
Et c'est ainsi que j'avais perdu ma petite amie Monique qui, à seize ans, n'avait pas osé désobéir à ses frères et à sa soeur, qui étaient tous les trois ses aînés.
J'avais eu bien du chagrin, parce que j'aimais Monique, pas seulement pour lui embrasser ses petits seins ; je l'aimais sincèrement, elle était ma petite fleur des champs, ma perle rare.
J'avais regardé Marie-Thérèse bien en face, et savez-vous ce que je lui avais dit, à ce moment ? Qu'elle n'était qu'une pauvre idiote, une conne de réac, et qu'elle payerait très cher ce qu'elle venait de me faire, que j'en mettais ma main au feu.
Croyez-moi si vous voulez, mais je vous assure que c'est la pure vérité : six mois plus tard, jour pour jour, Marie-Thérèse décédait des suites d'une leucémie foudroyante, et je me suis toujours demandé si j'y avais vraiment été pour quelque chose.